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— Je peux quelque chose pour Votre Excellence ?

— Si vous êtes toujours l’homme le mieux renseigné de Bruxelles, je pense que oui. En un mot, je voudrais savoir si le château de Bouchout est de nouveau occupé ou si…

— … s’il serait possible d’y faire une visite… en forme de pèlerinage ?

— C’est tout à fait ça ! Comment avez-vous deviné ?

— Votre Excellence n’est pas la première à me poser cette question. L’auréole tragique laissée par la défunte impératrice Charlotte frappe bien des esprits et il semble qu’avec le temps sa légende grandisse. Particulièrement auprès des femmes. Cela dit la visite n’est pas autorisée mais… lorsqu’il s’agit de personnes… distinguées, il arrive que le concierge consente à accompagner le visiteur ou la visiteuse dans son pèlerinage. Mais seulement l’après-midi.

— Moyennant, j’imagine, une honnête rétribution ?

— Cela va de soi.

— Merci, Louis… Ah, veuillez me faire livrer deux douzaines de roses rouges par le fleuriste d’à côté. Je les prendrai en partant… Vous me retiendrez aussi un taxi…

— Certainement, Excellence !

Un peu avant trois heures, Aldo, ses fleurs dans les bras, sortait de l’hôtel pour gagner le véhicule dont le voiturier lui tenait la portière ouverte quand quelqu’un de soyeux et de parfumé se jeta littéralement sur lui en s’écriant :

— Ah ! Vous êtes là ? J’aurais dû m’en douter… mais mon Dieu, quelle chance !

Agathe Waldhaus ! Emmitouflée de vison, des violettes de Parme piquées à son manchon, fraîche et volubile, c’était elle qui, une fois de plus, lui tombait dessus. Le voiturier rattrapa les roses de justesse.

— Baronne ! Je commence à croire que c’est votre façon habituelle d’aborder les gens ! Vous devriez prévenir…

— Oh, je suis tellement désolée ! Mais ne me gâtez pas ma joie de vous retrouver si vite ! Il y a là un signe du destin et je…

— Certainement pas ! Je vais même vous demander de m’excuser ! Comme vous le voyez, j’allais partir…

— Quelles jolies fleurs ! Vous avez rendez-vous avec une dame, j’imagine ?

Décidément, cette femme était collante et en plus elle était indiscrète. Il s’arma de froideur :

— C’est vrai ! Je vais voir une dame… et vous comprendrez que je ne veuille pas la faire attendre ?

— Je l’envie ! Néanmoins elle me concédera bien une ou deux minutes ? Il faut absolument que je vous parle ailleurs que sur un trottoir encombré ! Nous pourrions prendre le thé ensemble ?

— Désolé mais je compte le prendre où je vais !

— Alors venez dîner à la maison ! Ma mère sera positivement ravie de faire votre connaissance…

— Un plaisir que je partagerais volontiers si…

Soudain, il y eut des larmes dans les yeux dorés de la jeune entêtée :

— Ne refusez pas, je vous en supplie ! J’ai des choses à vous dire ! Tenez, voici notre adresse, ajouta-t-elle en lui fourrant dans une main un bristol tiré de son manchon. Soyez là à huit heures !

Cette fois, il n’eut pas le temps d’émettre le moindre son. Toujours à son allure de tempête, elle se dirigeait déjà vers un luxueux magasin de dentelles où elle disparut. Libéré, Aldo glissa la carte dans sa poche, et monta en voiture après avoir demandé au chauffeur s’il connaissait le château de Bouchout.

— Le portier m’a prévenu. Ce n’est pas loin. À la périphérie de la ville…

En s’installant au fond de la voiture, les fleurs posées à côté de lui, Aldo se sentit mécontent de tout et de lui-même. Il détestait se montrer grossier envers une femme et, en d’autres circonstances, il l’eût écoutée volontiers, mais son temps ni sa personne ne lui appartenaient plus… En outre, les problèmes conjugaux de la petite baronne ne pouvaient que lui compliquer la vie. Même si son dernier regard mouillé lui laissait un désagréable sentiment de culpabilité. Ce soir, au lieu de se rendre chez les dames Timmermans, il se ferait représenter par d’autres roses accompagnées d’un mot disant que, obligé de repartir à Paris, il lui serait impossible de venir leur présenter ses hommages…

Cette décision prise, il s’efforça de ne plus y penser.

Appartenant au domaine royal qu’en Belgique on concevait seulement entouré de parcs immenses plantés de beaux arbres, le château de Bouchout, rêvant sur un étang entouré de frondaisons magnifiques, apparut à Morosini comme essentiellement romantique : un vaisseau du passé à peine rattaché à la terre par le lien d’un pont-levis. En dépit de son donjon carré et de ses grosses tours rondes et crénelées, il n’avait rien de rébarbatif, peut-être à cause des nombreuses fenêtres dont on l’avait éclairé. Il était bien le cadre où pouvaient s’amarrer les rêves imprécis d’une princesse malheureuse…

Malgré le temps devenu affreux – la pluie s’était mise à tomber au moment où le taxi quittait l’hôtel ! – aucune impression de tristesse ne s’en dégageait, sans doute parce que le domaine était parfaitement entretenu et qu’à entendre le gardien l’intérieur du château recevait la visite des préposées au ménage trois fois par semaine. Des femmes pas autrement rassurées et qui exécutaient leur travail en un temps record : l’impératrice n’était pas morte depuis huit jours que quelqu’un assurait avoir vu son fantôme…

— Les femmes, ça voit des fantômes partout, expliqua l’homme tout en guidant à travers les jardins le visiteur qu’il abritait d’un grand parapluie noir. Remarquez, c’est possible qu’elle revienne, notre pauvre dame, mais elle ne doit pas être si terrifiante. Toujours habillée de jolies robes de soie blanche ou rose, ou bleue, avec des bijoux ou alors avec des fleurs – elle les adorait ! –, et quand on la rencontrait, toujours aimable. Il est vrai qu’il y avait ces jours où elle restait enfermée au château, même par beau temps, et on savait ce que ça voulait dire : c’était quand ça n’allait pas, qu’elle avait ses humeurs noires. Paraît même qu’elle devenait méchante, qu’il lui arrivait de mordre ou de griffer ses serviteurs. Pourtant on l’aimait et on la plaignait…

D’abord méfiant mais vite mis en confiance par le gros billet offert par Morosini, l’homme devint intarissable, évoquant Charlotte canotant sur le lac, s’attardant dans les serres, bavardant avec les jardiniers, se promenant en calèche ou faisant de la musique toutes fenêtres ouvertes, au point que le visiteur croyait apercevoir le balancement d’une crinoline au détour d’un bosquet ou la fuite soyeuse d’une traîne derrière un massif de houx.

À l’intérieur, la volonté de reconstituer le décor était évidente même si l’image que l’on s’en faisait au siècle précédent n’avait que fort peu de chose à voir avec celui conçu au XIIe siècle par Godefroi le Barbu, premier bâtisseur. Aldo détestait le style troubadour mais ses excès, son romantisme échevelé devaient convenir à un esprit troublé et, en parcourant les pièces désertes, il ne pouvait s’empêcher d’évoquer Louis II de Bavière et ses châteaux fantastiques : comme à Bouchout, un être jeune et beau y avait affronté la folie…

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