— C’est vrai, pourtant, que l’on ne nous a jamais présentés ? Je ne vois d’ailleurs pas qui aurait pu s’en charger. Pour tous ceux d’ici je suis Gregory Ollierik, mais je crois le moment venu de révéler ma véritable identité. Je vous dois bien ça… mon cousin !
— Cousin ? Qu’allez-vous encore inventer ?
— Rien qui ne soit l’expression exacte de la réalité. Mais si cousin vous déplaît, nous pourrions dire… beau-frère ? Qu’en pensez-vous ?
— Que vous êtes fou !
Le petit rire cruel qu’Aldo avait appris à redouter retentit. À cet instant, il fut saisi d’une envie brutale d’appuyer sur la détente et d’effacer à jamais ce garçon du nombre des vivants, mais c’eût été donner le signal de sa propre mort. Ils étaient cinq sur la galerie dont les armes n’avaient pas bougé. Lentement, il laissa retomber sa main. Cependant, son cerveau travaillait à toute vitesse pour trouver une logique à cette histoire. Il savait que des personnages qui avaient été ses plus impitoyables ennemis, aucun ne subsistait. Cela relevait de l’impossible ! Pourtant il entendit :
— Je m’appelle Gregory Solmanski !
Le rire d’Aldo résonna à travers la maison avec une stridence inhabituelle parce que c’était un rire forcé d’où toute gaieté était absente, remplacée par une angoisse dont Aldo constata avec rage qu’il n’était pas le maître. Il chercha du secours dans l’insolence :
— Un Solmanski surgi du néant ? Bravo !… Cependant n’est-ce pas un peu trop facile, quand une famille est éteinte, de s’emparer du nom et de se l’appliquer… comme un faux nez ?
— Ça l’est encore davantage quand on peut produire les actes en faisant foi. Je conçois que ça vous contrarie. Vous étiez intimement persuadé d’en avoir fini avec ma famille puisque vous avez tué mon père, mon frère et fait assassiner ma sœur par votre cuisinière. Pourtant le fait est là : je suis bel et bien le dernier Solmanski, né à Locarno, le 9 mars 1908, fête de saint Grégoire de Nysse, des amours – brèves mais intenses ! – du comte Roman Solmanski avec la comtesse Adriana Orseolo, votre cousine… qu’entre parenthèses vous avez fait disparaître aussi. D’où ce cousinage qui semble vous chiffonner, ce qui est ridicule puisque, je vous l’ai dit, je me trouve être également votre beau-frère ! Satisfait ?
Aldo serra les dents. Une sueur froide perla à ses tempes en face de ce rejet inattendu vomi par l’enfer. Il lui fallait à tout prix gagner du temps pour se ressaisir. Cherchant une cigarette dans son étui, il réussit à l’allumer d’une main assurée mais il fit un geste maladroit et laissa tomber l’arme sur laquelle fondit le colosse. Cependant il remarquait :
— Intéressante famille ! Votre père était responsable de véritables massacres, votre sœur avait facilement deux morts sur la conscience en attendant d’y ajouter une troisième : la mienne. Quant à votre mère, elle avait assassiné la mienne qui, cependant, la traitait comme sa fille… Mais à présent, j’aimerais savoir comment vous avez pu vivre dans la tribu Solmanski sans que l’on vous voie jamais sur le devant de la scène ?
— Pourtant, un soir, c’est moi qui ai joué le principal rôle. C’était à Zurich pendant la fête que Moritz Kledermann, votre beau-père, donnait pour l’anniversaire de sa femme. C’est moi qui ai eu l’honneur de descendre la sublime Dianora d’un seul coup de pistolet. Un coup magnifique qui m’a valu les félicitations de mon père avant qu’il ne me renvoie aussitôt après en Amérique me mettre à l’abri des flics helvétiques…
Luttant cette fois contre une nausée insidieuse, Aldo aspira deux ou trois bouffées. Il était évident qu’il avait affaire à un maniaque du crime.
— Bel exploit ! Une femme innocente abattue alors qu’elle riait et buvait une coupe de champagne entourée de son époux et de ses amis ! Mais, je répète, comment se fait-il que je ne vous aie jamais remarqué dans le clan Solmanski ?
— Cela tient à ce que je m’y suis intégré tardivement. Dès ma naissance, j’ai été laissé par mon père à une nourrice de Locarno où je suis resté jusqu’à l’âge de huit ans. Après, on m’a mis en pension dans l’un de ces collèges chic dont la Suisse a le secret et j’y ai été élevé sous le nom de mon père puisqu’il m’avait reconnu, tandis que celui de ma mère restait anonyme.
— Vous est-il arrivé de la voir ? Je veux dire, votre mère ?
— À plusieurs reprises quand j’étais petit. Ensuite, non. Au sortir de l’affaire Ferrals (20), on m’a emmené en Amérique. D’abord sous le pseudonyme d’Ollierik pour tâter le terrain et voir comment le reste de la famille m’accueillerait. Mais je me suis tout de suite entendu à merveille avec Sigismond, mon frère plus âgé, et le nom d’emprunt a disparu jusqu’à ce que je le reprenne pour les besoins de mes occupations. Malheureusement, si Sigismond m’appréciait, ce n’était pas le cas pour Anielka, mais elle n’aimait pratiquement personne, vous, elle vous haïssait tellement que nous avons fini par tomber d’accord sur ce point. Après leur disparition massive, j’ai repris à mon compte la bande de Sigismond et j’ai pu réussir quelques opérations… intéressantes. C’est au cours de l’une d’elles que j’ai fait la connaissance de Miguel Olmedo puis de sa famille et, surtout, j’ai eu vent de ces fameuses émeraudes envolées dont la perte plongeait le pauvre vieux Pedro dans le désespoir... Ce qui a été pour moi une sorte de… révélation ! En dehors du fait que ce collier valait plus qu’une fortune, c’était l’occasion inespérée de vous obliger à travailler pour moi et, par conséquent, de venger les miens lorsque enfin je vous tiendrais à ma merci ! Ce qui, ce soir, se réalise ! Vous êtes coincé. En « mon » pouvoir et vous êtes fait comme un rat !
— On n’est pas plus clair ! Vous avez l’intention de me tuer ! constata Aldo aussi calmement que si l’on venait de l’inviter à dîner.
— Sans doute… mais on ne va pas se presser ! J’ai une envie folle, mon cher prince, de m’amuser avec vous. Vous tuer d’un coup de feu serait trop bête, trop rapide. Vous voir souffrir… longuement, voilà ce qui sera délicieux, digne des Solmanski !…
— Que vous n’êtes pas plus que vos prédécesseurs. Nom, titre et palais ont été volés par un Russe nommé Ortschakoff, un spécialiste des pogroms et autres massacres d’innocents !
— Qu’est-ce qui importe, à présent que j’ai mis la main sur vous ?… Maintenant, donnez-moi les émeraudes !
— N’en faites rien !
La voix qui s’exprimait avec une telle autorité appartenait à Doña Luisa. Vêtue de noir à son habitude mais avec davantage d’austérité parce que aucun bijou – à l’exception de l’alliance d’or qui ne quittait sans doute pas son annulaire – n’éclairait un deuil aggravé, au contraire, par le voile de crêpe couvrant à demi ses cheveux gris haut relevés par un peigne d’ébène.
Sortant de derrière une colonne, la vieille dame s’avançait avec une majesté qui frappa Aldo tandis qu’elle s’approchait de lui. Il s’inclina même lorsqu’elle demanda :
— Est-ce réellement, cette fois, le collier sacré ?