— J’aimerais beaucoup, oui ! émit l’autre, pincé.
— Au fond de la Méditerranée, à l’endroit où a coulé pendant une nuit d’octobre 1541 la galère portant Cortés, ses deux fils et une partie de ses biens…
— Qu’est-ce qu’il faisait là ? demanda Langlois dont l’Histoire était l’une des passions. Le conquérant du Mexique en face d’Alger, ça ne va pas ensemble ?
— Oh, que si ! Vous demandez ce qu’il faisait là ? Je dirais, sa cour à Charles Quint. Celui-ci avait décidé de réduire Alger où, en l’absence de Barberousse, régnait un renégat italien surnommé Hassan Aga, devenu musulman et pirate. L’empereur avait réuni pour ce faire une immense flotte placée sous le commandement du Génois Andréa Doria et une forte armée confiée à Ferdinand de Gonzague. Cortés avait obtenu d’être du nombre des capitaines dans le but de retrouver la faveur du maître. Il était sur son déclin et le savait : trop d’ennemis de part et d’autre de l’Atlantique ! Aussi comptait-il sur sa vaillance pour le remettre en lumière mais une tempête dévastatrice s’est levée dans la nuit, a ravagé une partie de la flotte et envoyé son bateau par le fond. Lui et ses fils ont été sauvés mais ses coffres sont restés au fond de l’eau…
— Quelle idée d’avoir emporté ce collier ? fit Langlois. Ce genre de trésor s’enferme, se cache, s’enterre si nécessaire mais on ne lui fait pas courir les grands chemins. Surtout ceux de la mer qui n’étaient pas les plus sûrs !
— Il s’obstinait à le considérer comme un talisman en dépit de la malédiction dont Cuauhtémoc l’avait frappé. Au moment de son second mariage avec la belle Juana de Zuniga, il le lui avait offert mais il avait suscité la jalousie de l’impératrice et Juana l’avait prié de le reprendre en alléguant qu’il convenait mieux à un homme qu’à une femme. Depuis, il l’emportait partout avec lui en espérant avec une sorte d’entêtement le retour d’une faveur qu’il n’a jamais retrouvée. Quant aux émeraudes, vous savez à présent ce qu’il en est…
— À ce détail près qu’elles ne sont pas restées en baie d’Alger ! affirma Don Pedro qui ajouta : Je ne peux m’empêcher de rendre hommage à votre science, prince ! Je n’aurais jamais cru qu’un étranger pût en savoir si long sur notre histoire. Le collier, vous avez raison, était à bord de la galère de Cortés mais, tandis que la tempête la brisait, quelqu’un a sauvé le joyau.
— Qui donc ? demanda Aldo, repris par sa passion des pierres et de leur parcours.
— Un homme qui, jeune écuyer du conquistador, avait assisté au supplice de Cuauhtémoc et au désespoir de sa ravissante épouse. Il s’était épris d’elle sur l’instant et s’était juré de reprendre le collier à quelque prix que ce soit et de le lui rapporter. De ce jour il s’est attaché au destin de Cortés, guettant patiemment l’occasion de récupérer les émeraudes. Elle s’est fait attendre vingt ans, cette occasion, exactement vingt ans, jusqu’à la nuit de l’ouragan où il a pu, enfin, se les approprier. Il était mon ancêtre, Carlos Olmedo de Quiroga.
— N’avez-vous pas dit qu’il avait fait le serment de les rapporter à la princesse ?
— Si fait, mais quand il a retrouvé sa trace, elle était morte depuis six ans. Lui-même s’est marié… et c’est ainsi que le collier sacré de Quetzalcóatl est entré dans ma famille ! Vous comprendrez, j’espère, qu’il me tienne à cœur de le reprendre à ce… voleur !
— Tout à fait. En revanche, j’aimerais votre avis sur ce qu’il comptait faire d’un objet obtenu à si grand fracas ?
— Je vous l’ai dit : l’une des vertus du collier résidait dans l’accroissement de puissance sexuelle qu’il confère à son propriétaire…
— C’est grotesque ! Vauxbrun n’a jamais eu de problème de ce côté-là. Il reste la valeur marchande du joyau mais sa fortune n’en a pas besoin !
— Qu’en savez-vous ?
— Oh, c’est simple ! S’il avait eu des soucis financiers – surtout au point de le pousser à commettre un vol –, il n’aurait pas hésité à me le dire. Voyez-vous, quand au retour de la guerre je me suis retrouvé ruiné, c’est lui qui m’a mis le pied à l’étrier en guidant mes premiers pas dans le monde des antiquités… Il n’aurait pas hésité à me demander de lui renvoyer l’ascenseur !
Il y eut un silence. Les mains nouées sur le pommeau d’or de sa canne, Don Pedro ferma à demi les yeux, dirigeant leurs minces rayons sur Morosini, puis il ricana :
— C’est peut-être ce qu’il a fait ? N’êtes-vous pas l’homme le mieux placé qui soit pour…
Il n’acheva pas sa phrase. Aldo venait de bondir sur lui, l’empoignait par le revers de son veston pour le remettre debout et le gratifiait d’un magistral coup de poing qui l’envoya au pied d’un des grands classeurs où il resta étourdi. Langlois se précipita pour l’aider :
— Vous n’auriez pas dû…
— Quoi ? Le laisser m’insulter après avoir traîné Gilles dans la boue ? J’espérais que vous me connaissiez mieux ?
— J’ignorais que vous possédiez une droite aussi fulgurante.
— La gauche n’est pas mal non plus ! Vous voulez que je vous montre ? ajouta-t-il en faisant un pas vers l’homme groggy.
— Merci ! Cela suffit ! À présent, fichez le camp avant qu’il revienne à lui et, en passant, dites à Lecoq de venir m’aider !
— Vous ne m’arrêtez pas ?
— Pourquoi ? Vous avez commis un acte répréhensible ? Moi, je n’ai rien vu ! Don Pedro vient de se trouver mal, un point c’est tout !
Aldo reprit son pardessus, son chapeau et ses gants puis sortit en se massant le poing. Il avait frappé si fort qu’il en ressentait une douleur… Mais c’était bigrement réconfortant de savoir que le commissaire était toujours son ami.
En rentrant rue Alfred-de-Vigny en taxi, Aldo était encore bouillant de colère.
— Voilà où nous en sommes, clama-t-il en arpentant le jardin d’hiver sous l’œil consterné de Mme de Sommières et de Marie-Angéline. Vauxbrun aurait concocté lui-même son enlèvement pour faucher les émeraudes disparues depuis si longtemps qu’on pourrait douter de leur existence réelle, lesquelles émeraudes il m’a refilées pour que je les fourgue le plus cher possible !
Mme de Sommières prit son petit face-à-main d’or pour considérer son neveu avec stupeur :
— Qu’est-ce que ce langage ? Refiler… fourguer !
— Puisque me voilà f… receleur, autant m’habituer sans tergiverser à mon personnage. À moi le milieu !
— L’essentiel est que Langlois ne le croie pas ! remarqua Adalbert qui arrivait et avait tout entendu en traversant les salons de la marquise, ce qui évita à Aldo de recommencer.
— C’est une bonne chose sans doute, riposta celui-ci, mais l’essentiel, pour moi, c’est de retrouver Vauxbrun… et en bon état, si faire se peut. Ce dont je commence à douter…
Il en douta plus encore quand, deux jours plus tard, les gendarmes de Fontainebleau retrouvèrent, dans la forêt, la Delahaye de louage qui était censée conduire Gilles Vauxbrun à l’église Sainte-Clotilde. Elle était vide, à l’exception du chauffeur demeuré sur son siège… où il avait brûlé avec le reste…