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— Votre choix sera le mien, murmura Aldo en s’asseyant sur un siège d’ébène garni de coussins jaunes… et en luttant désespérément contre une soudaine envie de pleurer parce qu’il venait de s’apercevoir que la manche gauche du vêtement de laine brune de Jacob Meisel pendait à son côté. Vide !…

Cet homme souriant au visage affable, aux doux yeux gris, à la voix chaleureuse, était manchot. Jamais plus il ne pourrait réaliser l’exploit qu’il s’apprêtait à lui demander !

En dépit de son habituel empire sur lui-même, sa déception dut transparaître sur sa figure car, en reprenant sa place, Meisel dit :

— L’accident qui m’a privé de ce bras est relativement récent. Le baron Louis n’est pas au courant…

— Que vous est-il arrivé ?

— Une affaire stupide, il y a six mois… Sur les quais, une voiture de livraison m’est passée dessus : il a fallu m’amputer mais j’espère pouvoir porter, bientôt, une prothèse… Vous êtes très désappointé, n’est-ce pas ?

— Je suis surtout désolé, comme le sera le baron, qu’un sort malheureux vous ait infligé cette épreuve !

— Oh, il y a pire ! Je ne suis plus jeune et ma femme, mes enfants ne savent que faire pour m’aider… Voulez-vous un peu de genièvre dans votre café ? Quelque chose me dit que vous en avez besoin ?

Devant la petite flamme d’humour qui pétillait dans les yeux du lapidaire, Aldo ne put s’empêcher de rire :

— Vous lisez en moi comme dans un livre ! Ce sera avec plaisir…

Le café était bon et l’alcool ajouta à son parfum. Ils en burent deux tasses puis Meisel reprit :

— Votre cas n’est peut-être pas désespéré ! Dites-moi ce qui vous amène ?

— Ainsi que vous le savez, j’ai eu en main certaines des pierres que vous avez copiées si magistralement. À commencer par l’Étoile bleue, le saphir wisigoth qui a jadis coûté la vie à ma mère, et, sur le conseil de Rothschild, je voulais vous demander de réaliser pour moi cinq émeraudes bien particulières que je croyais disparues depuis le XVIe siècle et qui viennent de reparaître de la façon la plus désastreuse qui soit…

— Lesquelles ?

Morosini ouvrit sa serviette, en tira le livre dont la vue fit sourire Meisel :

— Ah ! Le Harper ! Je l’ai aussi ! Simon Aronov m’en avait trouvé un exemplaire…

— Encore un de ses exploits ! Selon moi, il ne doit en rester que cinq ou six au monde !

— Mais de quoi n’était-il pas capable ? Une sorte de génie l’habitait. Et puis il a disparu un jour sans que je puisse réussir à savoir ce qui lui était arrivé…

— Moi, je peux vous le dire puisque c’est moi qui ai mis fin à ses souffrances…

Et en quelques phrases simples Aldo raconta ce qu’avaient été les derniers moments du Boiteux de Varsovie, à la suite de quoi tous deux gardèrent un silence plein de respect.

— Ainsi, conclut Meisel avec tristesse, me voilà désormais assuré de ne plus le revoir. Je le redoutais mais je gardais espoir.

— Je suis navré de vous avoir ôté cette illusion parce que je sais combien cela peut être apaisant…

— La vérité est toujours préférable… (Puis, revenant au livre ouvert par Morosini à la bonne page :) Avant l’accident, il m’aurait plu de tenter la réalisation de ce travail… mais maintenant… ajouta-t-il avec un regard sur sa manche.

Aldo cependant se refusait à renoncer :

— N’y a-t-il personne à qui vous ayez pu transmettre votre savoir ? Vous avez des enfants ! Des fils peut-être ?

— J’en ai un, effectivement, mais les pierres ne l’intéressent pas. Il a choisi de servir le Seigneur et je ne peux que m’en réjouir. C’est une bénédiction pour une famille…

Il n’empêchait que l’ombre d’un regret perçait dans sa voix et son visiteur ne voulut pas y ajouter en évoquant la possibilité d’un élève. On le lui aurait déjà conseillé. Il referma le livre, le remit dans sa serviette et se leva :

— Vous avez raison : c’en est une et moi, j’emporte au moins le plaisir de vous avoir rencontré et d’avoir pu parler de Simon Aronov : vous êtes le seul avec mon ami Adalbert et le baron Louis avec qui ce soit possible !

— Voulez-vous attendre encore un instant ? Je serais trop désolé que vous ayez fait ce long voyage pour rien…

Il se dirigea vers une bancelle médiévale en ébène égayée de coussins jaunes qu’il ôta, en souleva le siège, découvrant ainsi un coffre-fort dont il fit jouer la combinaison, y prit quelque chose qu’il mit dans sa poche, referma et revint à sa table sur laquelle il déposa deux grosses émeraudes d’un vert chatoyant. Leur grosseur équivalait à peu près à celles qu’Aldo recherchait…

— Vous voyez ? dit-il. Avant de devenir infirme, j’avais formé le projet de refaire les pierres de Montezuma et j’en avais déjà fabriqué deux que je comptais tailler quand les trois autres seraient prêtes. Je n’en ai pas eu le temps. Aujourd’hui j’aimerais que vous les acceptiez… en souvenir.

Aldo prit l’une des gemmes qu’il examina à l’aide de la loupe de joaillier qui ne le quittait jamais :

— Incroyable ! commenta-t-il au bout d’un moment. Elles sont absolument parfaites. Capables de tromper n’importe quel expert ! Comment obtenez-vous un tel résultat ?

— Permettez que j’en garde le secret ! Je l’ai découvert par un coup de chance et j’ai juré qu’il mourrait avec moi. Essayez de me comprendre ! Quelle que soit la perfection où je suis parvenu, ce n’en est pas moins un faux pouvant s’assimiler à un vol !

— Ne soyez pas trop sévère ! Au Moyen Âge, par exemple, à l’époque des croisades, il est souvent arrivé que l’on confonde émeraude et péridot. Les joyaux dont on les sertissait ont conservé leur valeur…

— Due surtout à leur histoire et à la part de rêve qu’ils suscitent, mais la fraude, même inconsciente, demeure. Simon Aronov aurait pu reconstituer aisément le pectoral sans vous lancer dans l’aventure mais il était conscient que le résultat en serait faussé et que la prophétie d’Élie ne pourrait se réaliser ! Cela dit, ajouta-t-il en glissant les pierres dans un sachet de peau fermant par une coulisse, j’insiste pour que vous les acceptiez. Faites-moi plaisir ! Qui sait ? Elles vous aideront peut-être ?

Les « émeraudes » reposaient à présent au creux de la main d’Aldo. Leur magnificence était telle qu’elle réussissait à émouvoir l’expert quasi infaillible qu’il était. En même temps, une idée lui venait : les faire tailler à Paris selon les formes de deux des pierres du collier ? Cela permettrait, sinon de gagner du temps, d’attirer l’ennemi dans un piège…

— Merci du fond du cœur, Monsieur Meisel, dit-il enfin. Je me sens honoré de vous avoir rencontré et si, d’aventure, vous passiez par Venise, je serais heureux de vous y recevoir…

Sur le chemin de l’hôtel, il s’accorda une flânerie au long des canaux, souvent bordés de vieux arbres, dessinant, sur la terre hollandaise, un éventail déployé pour qui les regardait du ciel. Les maisons anciennes, surmontées de leurs pignons variés, qui les bordaient, les petits ponts en dos-d’âne qui les enjambaient leur donnaient un charme indéniable auquel, pour la première fois, il fut sensible. Peut-être parce qu’il s’accordait à sa mélancolie. Sans doute Venise était-elle plus somptueuse sous son immense ciel bleu. En revanche, celui si changeant d’Amsterdam convenait à la grâce un peu austère de la cité des eaux située à plusieurs mètres au-dessous de la difficile mer du Nord, que le génie des hommes, et cela depuis des siècles, protégeait de ses fureurs hivernales par un réseau de grandes digues… Il s’attarda auprès d’un des orgues de Barbarie monumentaux que l’on ne trouvait qu’ici. Ces énormes machines incrustées de tambours, de cloches, de statues et de scènes guerrières aux couleurs vives attiraient toujours leur public. Il fallait trois hommes pour les déplacer mais à l’arrêt, chacun avait son rôle : l’un tournait la manivelle pour démarrer le mécanisme et les deux autres se plaçaient de chaque côté pour recueillir l’obole des passants. Aldo ne manqua pas d’apporter une contribution, saluée par de larges sourires et ce qui devait être des vœux de bonheur. Du moins il l’espéra, et Dieu sait s’il en avait besoin !

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