— On peut le concevoir… à condition de regarder où vous mettez les pieds, concéda Adalbert. Cela dit, puisque moi je rentre rue Jouffroy, je vais vous ramener au Lutetia. Tu me prêtes ta voiture ? ajouta-t-il à l’intention d’Aldo.
— Naturellement.
Les adieux furent vite expédiés. François-Gilles promit de donner de ses nouvelles et partit avec Adalbert. Tante Amélie prit le bras d’Aldo pour gagner le petit ascenseur vitré qui lui évitait l’escalier.
— À y réfléchir, dit-elle, je pense qu’il n’a pas entièrement tort. L’idée de ce pauvre homme entassé dans sa caisse pour y pourrir pendant des semaines m’est désagréable...
— Que fait-on d’autre dans un cercueil capitonné ? lança Marie-Angéline.
— Quand vous n’aurez que des réflexions de ce genre, vous pourrez les garder pour vous, Plan-Crépin ! C’est d’un goût !… Je pensais que Langlois mis en face de la preuve flagrante du crime n’aurait plus qu’à signer des mandats d’arrêt. Cette intéressante famille une fois sous les verrous, la menace qui pèse sur toi tomberait automatiquement.
— Sauf qu’elle n’a pas été proférée par Don Pedro, ni par son fils et moins encore par les deux femmes mais par un chef de bande recruté à New York par Miguel. Je me demande à présent si les Vargas et autres Olmedo sont toujours les maîtres du jeu et s’ils ne sont pas plus ou moins pris à leur propre piège.
— Qu’est-ce qui te le fait penser ?
— Le dernier billet de Vauxbrun. Souvenez-vous qu’il me demande de « veiller sur elle ». Ce ne peut être qu’Isabel et vous dites vous-même, Tante Amélie, qu’en dépit de son caractère rébarbatif, la vieille dame ne vous a pas laissé un si mauvais souvenir ! En outre, elle croit toujours que le collier prétendument volé par Vauxbrun est le vrai.
— J’aurais tendance à être d’accord pour les deux femmes, quoique la jeune ait joué, il me semble, un rôle déplaisant mais, à mon sens, les deux hommes sont tout sauf innocents.
Le court voyage en ascenseur interrompit la conversation. Elle reprit dans la galerie desservant les chambres, et ce fut Marie-Angéline qui s’en chargea en déclarant d’autorité :
— Nous devrions avertir Aldo que nous avons décidé de passer la semaine de Pâques à Biarritz et de rendre visite à une cousine que nous n’avons pas vue depuis une éternité : la vicomtesse Prisca de Saint-Adour dont le château… n’est pas éloigné de celui d’Urgarrain…
Il y avait une note de triomphe dans cette annonce. Aldo en conclut que le « fidèle bedeau » avait dû rompre quelques lances pour arracher la décision à « notre marquise ». Celle-ci d’ailleurs détournait les yeux avec un petit reniflement qui en disait long. Auquel cependant elle crut devoir ajouter :
— À condition que nous fassions un séjour à l’hôtel du Palais avant d’aller chez cette folle : elle vit habillée en paysan la plupart du temps, élève des vaches, et s’est fait confectionner un magnifique cercueil d’acajou aux bronzes dorés où, en attendant de l’occuper définitivement, elle conserve sa provision de pommes de terre !
En dépit de ses soucis, Aldo ne put s’empêcher de rire :
— En voilà une que je ne connaissais pas ! Vous en avez beaucoup de cet acabit en réserve ?
— Celle-là au moins a le mérite du pittoresque. C’est par-dessus le marché le meilleur fusil de la région.
— Même sous sa protection, l’idée de vous savoir dans ces parages ne m’enchante pas. Je crains que vous n’y soyez en danger…
C’était la dernière chose à dire.
— Si tu as si peur, viens avec nous ! C’est très cosmopolite, la semaine de Biarritz. On y trouve de tout : des Belges, des Autrichiens… des rastaquouères. Au point où tu en es, tu auras peut-être un coup de chance… et puis, si tu fais chou blanc, cela ne fera jamais que sept jours sur les deux mois et demi qui te restent…
— Je vais y réfléchir et en parler à Adalbert. Mais c’est surtout l’idée de pouvoir vous surveiller qui me séduit…
Réintégrée dans sa chambre où Aldo la suivit, la vieille dame alla s’asseoir sur la « Récamier » de velours gris où elle aimait s’étendre dans la journée, quand elle souhaitait prendre un petit repos sans déranger l’harmonie de son grand lit à falbalas de satin et de mousseline. Aussitôt Marie-Angéline protesta :
— Nous ne nous couchons pas ?
— On verra plus tard, je n’ai plus sommeil ! Viens t’asseoir près de moi, Aldo ! ajouta-t-elle en tapotant le siège.
— Quelque chose ne va pas ?
— En effet, mais je ne voulais en parler qu’en famille… dans laquelle, bien sûr, Adalbert a gagné sa belle place. Voilà ! Ne le prends pas en mauvaise part mais je partage le sentiment de ce jeune substitut, il m’est profondément désagréable de savoir ce pauvre Vauxbrun abandonné au fond de sa maison dévastée, tel un détritus dans une poubelle !
— Je suis d’accord avec vous, Tante Amélie. Si la découverte n’avait pas été faite en présence de ce fils tombé du ciel, j’aurais déjà confié l’affaire à Langlois, sous le sceau du secret. Il n’ignore rien de ma situation actuelle et je pense qu’il aurait agi en conséquence. D’autant que plus on attendra et plus l’autopsie sera difficile. Mais il fallait à tout prix clouer le bec à ce jeune fou.
— Et le voilà parti à la recherche de ceux qu’il croit les assassins de son père. On ne sait s’il sera, à l’avenir, un champion du réquisitoire, mais il est encore jeune et pourrait laisser échapper une parole malheureuse…
— Dans ce cas, que voulez-vous que je fasse ?
— Toi, rien… sinon m’autoriser à inviter ce cher commissaire à dîner, à déjeuner… ou à boire un verre de champagne… mais hors de ta présence. Tu pourrais, pendant ce temps, te rendre, en compagnie d’Adalbert, dans un lieu suffisamment fréquenté pour que l’on vous y remarque…
— Qu’avez-vous en tête ?
— Rien que de très naturel…
— Je n’ai pas l’impression d’avoir compris ! s’indigna Marie-Angéline. Nous sommes une dame âgée, fragile et tourmentée par une vilaine affaire dans laquelle notre neveu préféré est enfoncé jusqu’au cou. Alors, nous voulons demander à ce sympathique commissaire de le faire surveiller discrètement…
— Bien que je lui aie tout raconté des derniers événements, je ne serais pas étonné qu’il le fasse déjà.
Elle lui jeta un coup d’œil sévère :
— Aldo, mon ami, vous êtes fatigué : c’est la version officielle. En réalité, nous allons lui faire savoir le résultat de votre visite rue de Lille et l’entrée en jeu du parquet de Lyon ! Ai-je convenablement traduit ?
— À merveille ! À cela près que personne ne vous le demandait, et que n’ayant pas encore atteint le gâtisme absolu, j’étais parfaitement capable de m’en sortir seule…
— N’importe, l’idée est bonne, conclut Morosini. Reste à savoir où je pourrais emmener Adalbert. Il est impossible quand Théobald ou Eulalie ne sont pas aux fourneaux !