— Hé là, vous ! Où prétendez-vous aller comme ça ?
— Voir le commissaire principal Langlois, et dare-dare !
— Il vous faut d’abord un rendez-vous !
— Pas le temps ! C’est urgent. Et si vous prétendez m’en empêcher, j’aurai le regret de vous boxer ! Vous êtes jeune et pas vilain, alors prenez-vous en considération…
Sans attendre la réponse, il aborda l’escalier qu’il escalada quatre à quatre en appelant Langlois à tous les échos, ameutant par la même occasion le reste du personnel. Mais ce fut efficace : quand il arriva sur le palier du second étage, le commissaire en personne lui barrait le passage. Aucunement surpris de cette arrivée tonitruante :
— Ah, c’est vous ? J’aurais dû m’en douter ! Vous n’êtes pas un peu malade de brailler de la sorte ?
Sans trop de ménagements, il l’avait attrapé par le bras pour le diriger vers son bureau où il le propulsa sur une chaise.
— Morosini a disparu, se rebiffa Adalbert en essayant de retrouver son souffle, et je veux qu’on me le récupère au plus vite !
— Cessez donc de hurler ! Il n’y a pas le feu…
— Pour moi si… et qu’est-ce que c’est que ça ?
Son regard venait de tomber sur le bureau du policier et les quelques objets qui s’y trouvaient. Il désigna d’un doigt tremblant un mince portefeuille en crocodile noir timbré d’une couronne et des boutons de manchettes en or qu’il ne reconnaissait que trop… et les larmes lui jaillirent des yeux qu’il cacha aussitôt sous sa main.
Langlois alla prendre dans un classeur une bouteille de cognac et deux verres, en emplit un qu’il mit dans la main libre d’Adalbert :
— Buvez ! Et rassurez-vous ! Ces babioles ne viennent pas de la morgue !
— D’où, alors ?
— Des poches d’un clochard ivre à faire pâlir d’envie la Pologne et qui espérait convertir les boutons en un océan de pinard à son bistrot favori. En le servant, le patron lui a posé des questions et en a eu des réponses plutôt vaseuses, aussi, pendant ce temps-là, sa femme alertait le plus proche commissariat, celui du IVe arrondissement. Naturellement on a dessaoulé le bonhomme, on l’a questionné de nouveau et on a fini par lui sortir les vers du nez : il avait fait ses trouvailles sous le pont Marie, côté île Saint-Louis, sur un type qui devait être encore plus pété que lui car il s’était laissé faire sans broncher. Le portefeuille était à quelques pas, vide naturellement. Le commissaire n’a pas hésité. Il a envoyé une patrouille et on l’a effectivement trouvé sans connaissance en raison d’une blessure qu’il portait à la tête. En outre, il avait été dépouillé de son pardessus et de ses chaussures. Une chance que les boutons de manchettes aient échappé au pillage… Le voleur n’a pas dû les voir…
— Mais lui, il n’est pas…
— Je vous l’aurais déjà dit. Ce n’est pas dans mes habitudes de distiller les mauvaises nouvelles. On l’a transporté à l’Hôtel-Dieu et c’est là que mon collègue Séverin a su l’identité de son client. Le médecin chef lui a pratiquement sauté à la figure en lui disant que ce n’était pas du gibier pour l’hôpital des indigents et que la clinique du Pr Dieulafoy (18)serait plus appropriée. Ils l’ont tout de même gardé.
— Qu’est-ce qu’il a ?
— Une bosse écorchée et une bonne bronchite. C’est seulement hier matin qu’on l’a récupéré. Grâce à Dieu, son crâne est solide et le coup a seulement entamé le cuir chevelu.
— Il est trop tard pour y aller ?
Langlois consulta sa montre :
— Avec moi, non. Venez !
On remonta le quai jusqu’au parvis de Notre-Dame que l’on traversa en diagonale pour atteindre l’ancêtre des hôpitaux parisiens dont la voûte d’entrée restait éclairée toute la nuit. Le gardien salua le commissaire principal en habitué et l’informa que le Dr Organ était encore là.
Ils le trouvèrent dans le bureau de l’infirmière en chef en train de fumer tranquillement une cigarette. En les voyant arriver, il ricana :
— Si vous venez chercher votre précieux patient, vous ne pourriez pas attendre qu’il fasse jour ? Cette manie des enlèvements nocturnes a un côté théâtral qui m’agace !
— Ne vous agitez pas, toubib, on ne vient pas le chercher ! Simplement, M. Vidal-Pellicorne que voici voudrait lui parler.
— Eh bien, c’est dommage parce que c’est le patient le plus remuant que j’aie jamais vu. Il ne cesse de réclamer un taxi pour rentrer chez lui en répétant qu’il n’a pas de temps à perdre…
— Vous pensez le garder longtemps ?
— Deux ou trois jours pour être certain qu’il est en état de marche et je vous le rendrai avec plaisir.
Durant leur conversation, ils avaient suivi un long corridor vitré au bout duquel s’ouvraient trois portes. Organ choisit celle de gauche : elle donnait sur une petite chambre dont le lit occupait la majeure partie. Elle était éclairée et ils purent voir Aldo assis dans ce lit, les bras autour des genoux, fumant tristement une cigarette. Vêtu d’un pyjama en pilou rayé gris et blanc, il avait l’aspect d’un bagnard. La vue d’Adalbert lui arracha une exclamation de joie :
— Enfin une tête connue ! Qui t’a prévenu ?
— Personne ! En rentrant de Biarritz ce soir, j’ai appris que tu avais disparu du Ritz depuis deux jours. Je suis aussitôt venu demander de l’aide à notre cher commissaire et me voilà ! Mais dis-moi ce que tu faisais en pleine nuit sous le pont Marie ?
— Je n’y suis pas allé. On a dû m’y traîner. Je m’étais rendu quai Bourbon passer la soirée chez un ami et c’est en sortant que j’ai été attaqué. Pour le reste, je n’en sais pas plus que toi…
— Un ami ? Quai Bourbon ? Tu ne m’en as jamais parlé ?
— Parce que ça ne m’était pas venu à l’idée ! répondit Aldo avec une désinvolture qui ne sonnait pas très juste. (Et il se dépêcha d’ajouter :) Mais toi-même, que viens-tu faire ? Préparer ton mariage avec la reine du chocolat ?
— Je ne pense pas la revoir de sitôt. D’ailleurs, je ne vois pas pourquoi je poursuivrais des relations autres qu’épisodiques.
L’œil d’Aldo s’alluma :
— Tu as… réussi ?
— Ce n’est pas moi qui ai réussi l’exploit : c’est Marie-Angéline. Je te raconterai plus tard. Quand tu seras redevenu valide !
— Mais je suis valide ! Je me tue à clamer que je veux rentrer chez moi. Qu’on me rende mes vêtements, qu’on me donne la facture et qu’on m’appelle un taxi !
— Ce serait plutôt difficile, mon pauvre vieux. En fait de vêtements, tu n’as plus qu’un pantalon de smoking et une chemise sale. Point de vue finances, tu n’as plus un radis ! Et je te rappelle que s’il nous a discrètement laissés seuls, le bon Langlois est à côté en train de papoter avec un toubib qui te considère comme un danger public ! Alors du calme ! Tu vas gentiment te coucher – ce pyjama est un rêve ! –, tâcher de faire une bonne nuit et demain je t’embarque après être passé au Ritz régler la facture et reprendre tes bagages. Tu vas t’installer chez moi pour te retaper et attendre la suite des opérations.