— Si je comprends bien, coupa Morosini, ce joyau exceptionnel constituait une sorte de protection pour votre famille ?
— Ai-je dit qu’il s’agissait de ma famille ?
— C’est sans importance. En revanche, je répète ma question : le collier semblait assurer la paix et la prospérité des Olmedo. Qu’en était-il de la malédiction dont les avait frappés Cuauhtémoc ?
— Disons qu’elle sommeillait. Le vol avait été effacé, le collier revenu au Mexique et enfoui sous le poids d’un secret séculaire. Les dieux étaient en sommeil, ils auraient dû le rester et les Olmedo aussi, quand le pays a conquis son indépendance. Les Indiens relevaient la tête, forts de savoir le collier sacré quelque part sous leur terre. Et puis l’Autrichien est venu, l’archiduc Maximilien dont l’Europe voulait faire un empereur. Auprès de lui il y avait une femme…
— Son épouse Charlotte, la fille du roi des Belges…
— Non. Une autre : très jeune, très belle, très ambitieuse et très rusée. Celle-là en savait davantage que l’on en pouvait attendre d’une dame de la Cour et elle avait réussi l’incroyable. Don Alessandro, le grand-père de Don Pedro, qui venait de perdre sa femme, a pris feu pour elle et a voulu l’épouser. Ce qu’elle a accepté… après quoi réussir à se faire dévoiler le secret des émeraudes a été un jeu d’enfant. Elle allait devenir sa femme ; Alessandro a voulu lui donner cette preuve d’amour. Ce qu’il ne savait pas, c’est qu’elle aimait Maximilien autant qu’elle haïssait Charlotte qu’elle espérait éliminer. Elle voulait les pierres afin d’asseoir le pouvoir de Maximilien sur le pays et son pouvoir à elle sur lui. Elle a donc volé les émeraudes et elle s’est volatilisée. Quand il a compris qu’il avait été joué, Don Alessandro s’est pendu comme l’avait été Cuauhtémoc, le héros que ce vol trahissait de nouveau…
En écoutant l’inconnu, Morosini éprouvait une bizarre impression : celle qu’il récitait une leçon. En passant par cette voix impersonnelle dont, par instant, l’accent ibérique s’effaçait, l’histoire animée d’une certaine grandeur s’affadissait jusqu’au compte rendu.
— Si je vous suis bien, le nouvel empereur du Mexique aurait reçu le collier des mains de cette femme ? Comment s’appelait-elle ?
— La comtesse Eva Reichenberg. Quant aux émeraudes, il est possible que Maximilien les ait possédées, ou peut-être pas ?
— Que voulez-vous dire ?
— Rien de plus ! Je vous ai dit ce que je sais. À vous maintenant de compléter l’histoire.
— C’est de la folie. Vous voulez que je retrouve des pierres qui ont disparu depuis…
— 1865 environ ! Cette gageure ne doit pas être la mer à boire pour qui a rempli les vides sur le pectoral du temple de Jérusalem ? Et c’était plus ancien encore !
— Vous oubliez que je n’étais pas seul et que j’avais des repères. Là, je n’en ai aucun. Maximilien a été fusillé par l’Indien Juarez en 1867. Dieu sait dans quelles mains sont tombés le peu de biens qu’il lui restait. L’impératrice Charlotte, lorsqu’elle a quitté Mexico pour revenir en Europe plaider la cause de l’empire agonisant auprès de Napoléon III et du pape, a emporté tous ses bijoux dont la liste est connue. Si votre comtesse Reichenberg la détestait, il m’étonnerait fort qu’elle lui ait donné des émeraudes non seulement légendaires mais dont la valeur marchande est astronomique ! Et je me vois mal gratter chaque pouce carré de terre mexicaine !
— On ne vous en demande pas tant ! Le collier n’est plus au Mexique. J’en ai la certitude !
— Comment l’avez-vous obtenue ?
— Cela ne vous regarde pas ! Faites ce que l’on vous dit…
— J’ai encore une question à poser !
— La dernière, alors !
— Vous m’avez dit que Gilles Vauxbrun avait été abusé par un faux grossier. Y a-t-il une copie du collier ?
— Oui. Après la mort de Don Alessandro, son fils, Don Enrique, par respect pour sa mémoire et pour sa famille qui n’a jamais voulu admettre le suicide et croyait à un meurtre, l’a fait exécuter avec de fausses pierres par un ciseleur qui n’a pas vécu assez longtemps pour en garder le souvenir. Grâce à cela, quand son fils, Don Pedro, a dû fuir le Mexique avec les siens, les femmes, Doña Luisa et Doña Isabel, ont eu le réconfort de croire que le trésor familial fuyait avec elles.
— Si tout le monde y croyait, pourquoi émigrer ?
— Les domaines seigneuriaux ont été récupérés par le pouvoir en place. S’y est ajouté, pour Don Pedro, un avis mystérieux : s’il voulait éviter d’être assassiné avec sa famille, il fallait qu’il parte et qu’il s’arrange pour remettre la main sur les émeraudes. À ce prix-là seulement, il pourrait revenir au pays et même rentrer en possession de ses terres et de sa fortune.
— Autrement dit, quelqu’un savait. Quelqu’un d’assez puissant pour lui faire peur. Cela paraît difficile à croire quand on voit le personnage ?
— Il n’a pas peur pour lui-même. De toute façon, ce n’est pas votre affaire et nous en resterons là pour ce soir. Il est temps de vous mettre au travail… en gardant bien présent à l’esprit l’enjeu du marché : la vie de ce redoutable imbécile qui s’est pris pour le prince charmant. J’ajoute qu’il serait bon de vous hâter. Outre que les conditions de sa captivité pourraient se détériorer si vous tardez trop…
— Quel délai m’accordez-vous ?
— Disons… trois mois. Au-delà, il faudrait peut-être envisager d’autres moyens de stimuler votre zèle ! Partez maintenant ! On va vous ramener en ville. Ah, j’allais oublier ! Lorsque vous aurez l’objet, il vous suffira de passer une annonce dans Le Figaroet dans Le Matin,disant : « L’enfant prodigue est de retour. Tout est en ordre ! »
— Vous avez de l’ordre une curieuse conception !
Avec un haussement d’épaules fataliste, Morosini reprenait le chemin de la voiture quand il entendit soudain un bruit qui lui glaça le sang. Ce n’était pourtant qu’un petit rire, mais bizarre, grinçant, cruel… un rire qu’il croyait enfoui dans les limbes où l’on entasse les pires souvenirs. Il se retourna mais un canon de pistolet rencontra son dos :
— On avance ! intima l’un des hommes. Et on ne regarde pas en arrière !
Ne pas regarder en arrière, c’était justement le plus difficile, parce qu’Aldo prenait conscience que son gardien avait dû voir le jour quelque part dans le Bronx ou à Brooklyn et que son accent renforçait l’impression que le temps revenait où il avait vécu cette situation…
Néanmoins, il se remit en marche et grimpa dans le véhicule qui démarra aussitôt. Peu après, on le larguait sans trop de douceur en plein milieu de la porte Maillot ! Il ne lui restait plus qu’à prendre un taxi…
— Tu as rêvé ! conclut Adalbert, après avoir fait disparaître sa quatrième tasse de café.
Il était arrivé deux heures plus tôt rue Alfred-de-Vigny, appelé en urgence par Marie-Angéline, et depuis n’avait pas cessé de faire l’ours en cage, monologuant, envoyant au diable l’Académie des inscriptions et se reprochant ce qu’il considérait comme un abandon de poste devant l’ennemi. Tant et si bien que Mme de Sommières, agacée, avait fini par lui ordonner de s’asseoir et lui avait fait servir un « en-cas » dans l’espoir de l’occuper un moment.