— Faut-il que je sois perturbé pour ne pas y avoir pensé tout de suite ! Je cours lui téléphoner…
— Tu as vu l’heure qu’il est ? remarqua Adalbert en désignant la pendule qui marquait deux heures du matin…
— Je risque d’en avoir pour trois ou quatre heures d’attente…
Et il disparut en direction de la loge du concierge tandis que Marie-Angéline essayait de convaincre Mme de Sommières d’aller se coucher. Vainement :
— Qu’est-ce que vous voulez que j’aille faire dans mon lit quand nous sommes sur le pied de guerre ?
Aldo remonta au bout d’une demi-heure. Apparemment, les liaisons téléphoniques fonctionnaient mieux la nuit que le jour.
— Je n’ai patienté qu’un quart d’heure, fit-il avec satisfaction. Lisa vous embrasse tous.
— Nous n’en doutons pas un instant, rétorqua Tante Amélie. Mais à part ça, qu’est-ce qu’elle t’a dit ?
— Que le nom est autrichien, après quoi elle a ajouté : « Va voir Grand-Mère ! »
Cherchant dans sa poche son étui à cigarettes, les doigts d’Aldo se refermèrent sur un papier et il se souvint alors du message, prétendument de Vauxbrun, que l’inconnu lui avait jeté en disant qu’il aurait largement le temps de le lire plus tard. Fallait-il qu’il fût troublé par le rire qui avait clos leur entretien pour l’avoir oublié !
En fait, l’écriture était bien celle de Gilles. Quant au texte, il était à la fois court et sibyllin :
« J’ai commis une lourde faute et il est normal que je la paie. Si tu peux me sauver, fais-le mais, surtout, veille sur elle… ».
Le message se terminait par une traînée d’encre.
On avait dû le lui arracher pour l’empêcher d’en dire davantage.
— « Veille sur elle » ? lut Adalbert par-dessus l’épaule de son ami. Veut-il dire sa fiancée ?
— Et qui d’autre ? Pour ce que j’en sais, il n’a pas cessé un instant de penser à elle depuis qu’il l’a rencontrée. Ce qui voudrait dire qu’elle serait en danger ? Mais quel danger ?
— L’étonnant, c’est qu’on lui ait permis d’écrire, constata Adalbert en subtilisant la feuille de papier. Notre ami Langlois va avoir une autre énigme à résoudre. Les moyens dont il dispose lui permettront peut-être d’en tirer un complément d’information.
— C’est possible mais je n’y crois guère.
— Tu as tort ! Si tu veux le fond de ma pensée, j’ai peur que tu ne perdes ton temps. On ferait beaucoup mieux d’aider la police à retrouver Vauxbrun plutôt que courir derrière un joyau disparu sans doute depuis belle lurette.
Sous le sourcil froncé, l’œil d’Aldo vira au vert, ce qui était chez lui signe de mécontentement. C’était la première fois qu’Adalbert déclarait son désaccord et son intention de suivre un autre chemin que lui. Il en éprouvait une déception car il avait cru qu’ils pourraient aller ensemble à Vienne mais, finalement, c’était le droit absolu de l’égyptologue de porter une attention plus distraite au sort d’un homme qui n’était qu’une relation pour lui. Aldo savait depuis longtemps que les deux hommes n’éprouvaient pas une sympathie réciproque. Vidal-Pellicorne trouvait Vauxbrun trop infatué de sa personne et agaçant. Il est vrai que ce dernier, faisant allusion à Adalbert, l’appelait le plus souvent « l’archéologue cinglé » !
— Libre à toi de penser ce que tu veux ! dit-il. Même si je vais au-devant d’un échec et si ce semblant de piste ne mène à rien j’entends la suivre jusqu’au bout ! Ce serait vraiment trop bête !
Adalbert se mit à rire :
— Allons, ne fais pas cette tête ! Ne me dis pas que tu as besoin de moi pour aller voir Grand-Mère ? Et moi je serai peut-être plus utile ici…
5
UN CONDENSÉ DE HAINE
Un porteur sur les talons, Morosini se dirigeait vers la sortie de la gare quand une main gantée surgit du moutonnement des autres voyageurs en même temps qu’un cri :
— Aldo !… Je suis là !
— Lisa ?
C’était bien elle. Remontant le courant humain, elle lui tombait dans les bras l’instant suivant.
— Mais qu’est-ce que tu fais à Vienne ? Pourquoi ne m’avoir rien dit ?
— L’idée m’en est venue juste après avoir raccroché le téléphone ! Cela t’ennuie ?
— Idiote ! fit-il en la serrant contre lui, heureux de sentir sous ses lèvres la fraîcheur de sa peau, le parfum de ses cheveux qu’elle n’avait pas jugé utile de couvrir d’un chapeau et toute cette vitalité qui émanait d’elle.
— C’est la plus belle surprise que tu pouvais me faire, ajouta-t-il en glissant son bras sous le sien. Mais pourquoi être venue à la gare ? Il fait un temps affreux !
Une pluie rageuse crépitait sur les grandes verrières, dégouttant des chenaux en petits ruisseaux.
— Pour que tu viennes directement à la maison. Tu crois que j’ignore que, chaque fois que tu viens ici, tu te précipites dans l’hôtel équivoque de la bonne Mme Sacher ?
— Équivoque ! fit-il, scandalisé. Une maison de cette qualité ?
— Où les archiducs venaient jadis faire la noce avec les belles Tsiganes ! Il n’y a plus tellement d’archiducs en circulation, mais ils sont remplacés par les messieurs riches et les innocents voyageurs épris de couleur locale et désireux de s’offrir le menu de Rodolphe avant Mayerling… En plus, les Tsiganes sont toujours là ! Remarque, cela n’enlève rien à l’excellence de ce qui est toujours le meilleur hôtel de Vienne et de ses productions !
— Dis-moi, Lisa ? Serais-tu en train de devenir mauvaise langue ?
— Mais je le suis depuis ma naissance, mon cœur ! Console-toi, même si tu ne dors pas chez Mme Sacher, tu auras droit à son sublime gâteau au chocolat et à l’abricot. Grand-Mère en a envoyé chercher ce matin en ton honneur ! Au fait, je ne t’ai pas demandé si tu as fait bon voyage…
On venait de franchir la sortie. Aldo s’arrêta, obligeant sa femme à en faire autant :
— N’en dis pas davantage, j’ai compris !
— Quoi ?
— Quand tu joues les moulins à paroles, c’est que quelque chose ne va pas. Alors explique-moi calmement ce qu’il y a ?
— Tu le demandes ?
Le sourire s’était effacé et les yeux violets de la jeune femme brillèrent d’un éclat liquide :
— Je meurs de peur, si tu veux le savoir ! Et cela depuis que je sais – en gros, parce que au téléphone tu n’es jamais prolixe – que ce fichu mariage a tourné à la catastrophe. Quant aux journaux français, ils se montrent d’une discrétion absolument inhabituelle chez eux. Et c’est pourquoi je suis ici… Je veux la vérité !
— Tu vas l’avoir. Je te demande simplement un peu de patience : jusqu’à ce que je puisse la partager entre toi et Grand-Mère. Je n’ai pas de goût pour le récit de Théramène… et je suis fatigué parce que je n’ai pas dormi de la nuit !