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— Tu devrais aller en voir au moins un. Si les bijoux ont été partagés, je suis persuadée qu’ils savent entre qui et comment. Ces gens-là entretiennent des espions autour de toutes les maisons royales et des collectionneurs de renom…

— Tu n’oublies qu’une chose : le collier a été caché dans le double fond d’une boîte à éventail et n’a jamais fait partie de l’écrin de la pauvre Charlotte. Elle a pu en faire cadeau à quelqu’un ou alors les dames de son entourage ont pu recevoir, après sa mort, ses objets de coquetterie qui étaient autant de souvenirs. À ce propos, je trouve étrange cette histoire de double fond. Tel qu’il était, le collier devait être important. Il y avait les cinq émeraudes mais aussi la chaîne et les motifs d’or ciselé qui les reliaient. Une boîte à éventail – même un grand ! – peut-elle avoir les dimensions suffisantes…

— Je me demande, émit Grand-Mère, s’il n’aurait pas été démonté par l’un de ceux qui l’ont eu entre les mains ? Souvenez-vous, Aldo, Eva n’a parlé que des pierres. Pas une fois du collier. Si c’est le cas, la cachette devient crédible. Cinq émeraudes, même de cette taille, peuvent se dissimuler sans difficulté dans ces boîtes parfois imposantes, voire précieuses. Et l’impératrice en avait beaucoup. Au fond, elle n’est pas morte depuis si longtemps. Il devrait vous être facile d’obtenir de la cour de Belgique la liste des personnes qui l’entouraient et la servaient dans sa dernière résidence.

— Vous avez des relations, vous, à la cour de Bruxelles ?

— Quand la reine Marie-Henriette (11)était encore de ce monde, je vous aurais répondu oui, mais plus maintenant. Quant aux dames autrichiennes qui ont servi l’impératrice Charlotte au Mexique telles les comtesses Kinsky et Kollonitz, elles avaient quitté le pays bien avant la catastrophe. Enfin, la guerre a détruit la vieille complicité qui unissait jadis la noblesse d’Europe. Il ne reste que ceux qui ont combattu dans un clan et ceux de l’autre côté… Même les liens de famille tissés par mariage n’y ont pas résisté…

— Eh bien, et nous alors ? protesta Lisa. Je suis votre petite-fille et j’ai épousé un de ces Vénitiens qui haïssaient tellement l’occupant autrichien.

— Je ne dis pas que l’amour ne peut faire des miracles…

— Pas de miracle dans notre cas ! coupa Aldo, soudain amusé. C’est une Suissesse que j’ai épousée, donc une neutre ! Ces gens-là se sont toujours arrangés pour être bien avec tout le monde ! Les autres s’entretuent joyeusement autour d’eux et ils comptent les coups !

— Si tu avais dit : « ils comptent leurs sous », je demandais le divorce !

— Tu aurais eu tort, c’est une occupation hautement honorable à laquelle je ne déteste pas de m’adonner. D’ailleurs, à propos de sous, il me vient une idée : sauf s’il abrite actuellement une quelconque altesse royale, je vais aller au château de Bouchout. Avec quelques billets judicieusement distribués, il devrait être possible d’obtenir la permission de visiter, sous le prétexte de rendre un hommage peut-être un peu tardif mais un hommage tout de même. Il serait fort étonnant que l’on ait changé les gardiens. J’en apprendrai sans doute davantage qu’en allant poireauter durant des heures dans les cabinets ministériels ou autres. Lisa, veux-tu demander à l’aimable Joachim de consulter l’annuaire des trains et de m’en trouver un pour Bruxelles ?

— Je vais le chercher moi-même !

— Tu ne vas pas le priver de ce plaisir ? Il va être si heureux de me voir partir ! Pour celui-là, la guerre n’est pas finie !

— Oh ! protesta la jeune femme. Il faut toujours que tu exagères !

— À peine ! Ce bonhomme me déteste. Mais je le lui rends au centuple ! Tu paries qu’il me trouve un train ce soir ?

Trois heures plus tard, Aldo embrassait Lisa sur le quai de la gare devant le Vienne-Nuremberg-Francfort-Cologne-Bruxelles où il passerait la nuit. La présence de la jeune femme constituait une entorse au règlement que les Morosini s’étaient imposé depuis leur mariage : ne jamais accompagner jusqu’au train ou jusqu’au bateau celui qui s’en allait. Ils avaient pareillement horreur des adieux qui s’éternisent sur un quai, les dernières secondes étant les plus pénibles quand, l’un des deux penché à la fenêtre de son compartiment, on ne sait plus que dire ni que faire pour cacher ses larmes…

Cette fois, Lisa, prise de court, n’avait pas voulu se plier à la règle. Elle ne savait pas quand elle reverrait son époux et elle était consciente du peu de temps imparti par le bandit du bois de Boulogne. Trois mois déjà entamés pour retrouver – aiguilles dans une meule de foin – cinq pierres peut-être disséminées à travers l’Europe ou jetées dans une vieille boîte au fond d’une décharge à ordures… Elle était encore plus consciente du péril encouru s’il ne les retrouvait pas. Vauxbrun risquait de mourir et Aldo de tomber dans une chausse-trappe. Ou alors… mais elle ne voulait penser ni à elle ni aux enfants. Dans quelques heures, elle retournerait à Venise pour en ramener Antonio, Amelia et Marco derrière les murs rassurants du vieux palais familial…

L’annonce du départ sépara le couple :

— Va vite à présent, mon amour ! murmura Aldo en posant un dernier baiser au creux de la paume de sa femme. Et ne te tourmente pas trop ! Je n’ai rien à redouter tant que les trois mois ne sont pas écoulés. En outre, n’oublie pas qu’avec Adalbert nous nous sommes tirés de situations au moins aussi baroques !

— Je n’oublie pas, sois tranquille ! Mais fais attention ! Et que Dieu te garde !

Elle se détourna brusquement et courut vers la sortie tandis qu’Aldo escaladait les marches du wagon-lit. Un bruit de galopade le fit se retourner sur la dernière marche : une jeune femme maintenant d’une main son chapeau enfoncé sur la tête, traînant de l’autre une mallette en crocodile et une paire de renards argentés dans lesquels ses pieds montés sur talons hauts pouvaient s’emmêler à chaque pas et la jeter par terre, essayait d’attraper cette portière encore ouverte du train en criant :

— Attendez-moi ! Attendez-moi !

Aldo se pencha et l’agrippa juste au moment où le convoi s’ébranlait et la hissa à l’intérieur. Elle s’accrocha à son bras :

— Ah, Monsieur, sauvez-moi !

— Volontiers, mais de quoi, Madame ?

Il n’eut pas besoin de poser deux fois la question : la réponse arrivait spontanément, incarnée par un homme fortement moustachu, brandissant une canne à pommeau d’ivoire, visiblement lancé sur les traces de la dame mais qui, ayant environ le double de son âge, ne possédait pas la même pointe de vitesse. Il était en outre fort en colère, voulut atteindre l’une des barres de cuivre qui permettaient de monter dans le train déjà en marche mais se fit repousser avec décision par un pied vigoureux élégamment chaussé de daim marron. Il réussit malgré tout à garder son équilibre et vociféra :

— Fichue menteuse ! Oserez-vous me répéter que vous n’avez pas d’amant quand je vous prends…

Le train gagnant de la vitesse, la fin de la phrase se perdit dans les lointains de la gare. Le contrôleur s’était précipité vers le groupe forme par Aldo et la jeune femme, et se hâtait de refermer la portière.

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