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— On peut adorer sans épouser. J’en reviens à ma question : pourquoi aller jusqu’au mariage ? Gilles Vauxbrun, si j’ai bien compris, était prêt à tout offrir…

— C’était pour Isabel une question d’honnêteté. Un peu hors de saison peut-être mais elle est ainsi. Vous savez à présent comment elle en a été remerciée : abandonnée au pied de l’autel tandis que cet amoureux si fervent s’en allait voler le collier sacré…

— Admettons un instant qu’il l’ait volé ! D’après vous, c’était pour être certain de pouvoir se comporter… vaillamment au soir de ses noces. Alors, une fois en possession du joyau, pourquoi n’être pas revenu à Sainte-Clotilde ? De quelque côté qu’on la regarde, cette histoire ne tient pas debout, Madame !

Un éclair de colère anima le regard morne de la Mexicaine :

— Cela vous plaît à dire ! Nous pensons autrement, nous qui, après avoir cru rencontrer un homme providentiel, avons compris que c’était seulement un habile coquin !

— Et vous n’êtes pas gênée de vivre chez lui ?

— Il me paraît que c’est une juste compensation pour le tort qui nous a été fait. Quoi qu’il en soit, nous devions vivre ici pendant le voyage de noces. Ensuite, seulement, nous pensions nous retirer en Pays basque… chez moi ! Ce à quoi j’aspire, croyez-le !

Il y eut un silence que la marquise mit à profit pour tenter d’assembler de façon à peu près claire les pièces d’un puzzle qui semblait s’embrouiller à plaisir. Elle ne releva pas les derniers mots, préférant essayer autre chose. Qui pouvait ne pas réussir : cette femme brûlait d’envie de la voir partir. Or elle n’y était pas encore disposée.

— L’avenir… et l’enquête de police nous réserveront peut-être des surprises. Mais… j’y pense ! Comment avez-vous connu Gilles Vauxbrun ? Nous ne l’avons jamais su…

Doña Luisa haussa les épaules :

— Ce n’est pourtant pas un secret !

À la surprise de Tante Amélie, une soudaine douceur venait de se glisser dans sa voix. Et y demeura tandis que, tournant les yeux vers le feu, elle ajoutait :

— Depuis cinq siècles, notre terre mexicaine exerce un attrait sur les hommes de ce pays que vous appelez basque et qui n’est ni français ni espagnol, dont la langue même ne ressemble à aucune autre parce qu’elle vient de très loin. Certainement d’aussi loin que nous. L’un d’eux a été mon aïeul. Venu au péril de la mer océane, il apportait un sang aussi noble que le nôtre et il a fait des choses extraordinaires. Il était l’aîné de deux frères et laissait à son cadet le castel familial sans esprit de retour…

Doña Luisa s’interrompit mais Mme de Sommières se garda d’émettre un son. Se retenant même de respirer, elle comprenait que son hôtesse, tournée vers le feu et prise par ce retour sur le passé, pouvait l’avoir oubliée.

— … Après la mort de l’Autrichien (4), de brigandage en brigandage, la terre des dieux n’a cessé de se convulser, allant de révolution en révolution, jusqu’à la dernière, celle des Cristeros, les paysans chrétiens insurgés contre le gouvernement qui voulait chasser le Christ et la Madone par tous les moyens. On les a massacrés… mais nous n’étions plus là. On nous avait pris nos terres, les miennes comme celles de mon neveu, et nous avons fui vers La Nouvelle-Orléans d’abord puis en Virginie où l’un de mes cousins, naguère encore maître d’un immense rancho près de Monterey, a pu emporter une partie de sa fortune et racheter un élevage de chevaux. Nous n’avions pu sauver qu’un peu d’or et nos bijoux ancestraux…

— Fort beaux, glissa la marquise en écho mais l’autre ne parut pas s’en être rendu compte.

Elle poursuivait :

— Don Pedro, mon neveu, n’en possédait qu’un, mais fabuleux : le collier aux cinq émeraudes sacrées donné jadis à l’empereur de l’Anahuac par Quetzalcóatl, le dieu venu des mers froides que l’on appelait le Serpent à Plumes. Il aurait pu rester plus longtemps au Mexique, car les soldats ont besoin de chevaux en guerre civile comme en guerre étrangère, mais on savait qu’il possédait le collier et il a préféré nous suivre, aussi bien pour nous protéger que pour sauver ce trésor des rapaces.

— C’est le lot des plus précieux joyaux que soulever la cupidité. Pouvez-vous me le décrire ? Il est sublime sans doute ? murmura la visiteuse.

— Je ne l’ai jamais vu. Isabel non plus. Talisman de toutes les félicités, le jeune empereur Cuauhtémoc l’a maudit sur son lit de torture et Don Pedro ne veut pas que nos yeux se posent sur lui. Jamais pour nous il n’a ouvert le coffret…

— Et il l’a montré à Gilles Vauxbrun ? Le roturier qui devait épouser sa nièce ? Lui souhaitait-il le pire ?

Pour la première fois, les prunelles grises se tournèrent vers la visiteuse et l’observèrent comme si elles la découvraient, cherchant peut-être une faille qu’elles ne trouvèrent pas. Comprit-elle enfin qu’elle était au moins son égale, cette grande femme en noir assise en face d’elle, qui se tenait droite avec une aisance d’altesse et qui posait sur elle un regard vert étonnamment jeune mais compréhensif ? Elle baissa sa garde :

— Je le crois, oui ! Il ne me l’a pas dit mais j’ai senti qu’il supportait mal l’idée qu’une fille des dieux, la plus pure, la plus belle, soit livrée à un… boutiquier !

Cette fois, Mme de Sommières ne releva pas le propos injurieux. Jouant d’un doigt avec ses sautoirs de perles et de pierres précieuses dont l’un soutenait son face-à-main serti d’émeraudes, elle remarqua doucement :

— Nous voilà revenues à notre point de départ. Comment cet homme est-il entré dans votre vie ?

À nouveau le silence. Doña Luisa allait-elle estimer qu’elle en avait dit assez et conclure l’entretien ? Tante Amélie ne le redouta qu’un instant. Elle aurait juré que l’atmosphère se détendait. Et, de fait, la Mexicaine se détourna du foyer :

— Mon petit-neveu Miguel n’est pas resté avec nous en Virginie. Il avait gagné New York, ce creuset bouillonnant, afin de voir s’il lui serait possible, comme à tant d’autres, d’y reconstruire une fortune. Il s’y est fait des amis dans le monde des affaires… Ce n’était sans doute pas le meilleur moment puisque le krach financier de 1929 bouleversait l’économie du pays, mais Miguel s’intéressait à l’antiquité, aux objets anciens, aux bijoux et commençait à regarder en direction de l’Europe prospère, avec l’idée de retrouver des racines espagnoles. Un jour, il est venu nous voir : je ne sais trop comment, il avait appris qu’en Pays basque l’ancien château de mon aïeul allait être mis en vente avec son contenu et il nous a conseillé de nous y rendre pour tenter de l’acquérir : “Les États-Unis ne sont pas faits pour vous et jamais vous n’y serez heureux, a-t-il dit. Là-bas, vous retrouveriez des traditions, des liens familiaux peut-être et une vie plus noble que vous n’en aurez jamais ici ! ”

« Mon neveu Pedro a adhéré sans hésiter à son idée. J’étais, je l’avoue, plus réticente. Serions-nous capables de racheter ce bien ? Miguel m’a répondu qu’un seul de mes bijoux pourrait suffire. De plus, l’un de ses amis était en relations avec un antiquaire parisien de réputation mondiale qu’il ferait venir à Biarritz et s’arrangerait pour que nous le rencontrions… J’avoue qu’à mon tour la perspective de vivre sous d’autres cieux m’a séduite, puisqu’il était impossible de retourner chez nous. Et nous sommes partis… À Biarritz, Miguel nous a présenté ce Vauxbrun… À présent, vous savez tout ! »

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