— Eh bien, merci de votre confiance, ma chère Amélie. Je me doutais qu’il y avait quelque chose derrière ce désir inattendu de faire « une petite halte à Saint-Adour », comme vous me l’avez écrit et, surtout, ce soudain intérêt manifesté à midi pour les gens d’Urgarrain, mais je me serais bien gardée de vous poser la moindre question.
— Je n’en doute pas un instant. C’est pourquoi je tiens à jouer franc jeu avec vous. Le contraire serait indigne. En fait, conclut-elle en se laissant aller contre le dossier de sa chaise, nous sommes dans la mélasse…
— En ce qui me concerne, je n’en connais pas dont, avec un brin d’obstination, on ne puisse sortir. Que souhaitez-vous ?
Pour le dîner – et comme elle le faisait chaque soir même quand elle était seule – Mme de Saint-Adour avait troqué sa rustique défroque contre une longue robe de soie noire portée avec un triple rang de perles fines et à l’épaule l’emblème et le ruban blanc de son couvent bavarois. Il fallait avouer qu’ainsi vêtue elle ne manquait pas d’allure. Impressionnée malgré elle, Marie-Angéline répondit :
— D’abord, savoir qui il y a exactement dans cette maison. Doña Luisa, la vieille dame, et Isabel, sa petite-fille, ont été seules à l’hôtel du Palais jusqu’à la veille de leur départ où Miguel… le beau cousin, est venu les rejoindre et, le lendemain, les a emmenées en voiture jusqu’ici. Comme nous n’avons pas vu le vieux Don Pedro, on peut supposer qu’il les avait précédés et que la famille est réunie à Urgarrain. Quelqu’un aurait-il aperçu l’un ou l’autre… ou pourquoi pas les quatre ?
— Ça, ma petite, je crois bien que personne n’en sait rien. Dans notre coin, tout au moins. Le bruit nous est venu que les téméraires qui tentaient d’approcher le château étaient accueillis à coups de fusil…
— Et les coups de fusil en question n’ont pas éveillé l’intérêt de la gendarmerie ? s’étonna Mme de Sommières. Il me surprendrait que vous n’en ayez pas au moins une ?
Le rire de la chanoinesse fit tinter les pendeloques de cristal du lustre :
— On en a… mais on ne la voit pas souvent. En revanche, on voit quantité de douaniers. C’est leur terrain de chasse, l’Espagne étant juste de l’autre côté. Quant aux coups de feu, on en entend de jour comme de nuit. Des chasseurs… ou autre chose ! Alors, que les occupants d’Urgarrain se défendent comme ils l’entendent, on n’y voit pas tellement d’inconvénients. Ce qui ne veut pas dire que votre histoire ne m’intéresse pas, ajouta-t-elle en voyant s’allonger les figures de ses cousines. Au contraire, je commence à éprouver une envie dévorante d’en savoir davantage. Allez, du nerf ! On va se mettre à l’ouvrage.
— Que proposez-vous ? demanda Plan-Crépin.
— Premier point : observer attentivement pour essayer de connaître leurs habitudes ! Votre chambre, Amélie, étant l’endroit idéal pour ce faire, je vais installer chez vous la longue-vue sur pied de cuivre de mon grand-père, l’amiral, et pendant deux ou trois jours, nous nous y relaierons en permanence…
— J’accepte volontiers, mais la nuit ?
— Sérions les questions ! D’abord la vie quotidienne. Il faut savoir qui entre, qui sort pour le ravitaillement ou pour toute autre raison…
— Les Mexicaines sont pieuses en général, avança Marie-Angéline, et ce magnifique pays aussi. Les femmes vont peut-être à la messe ? J’y vais moi-même régulièrement et jusqu’à présent je n’ai remarqué personne.
— Où est votre mémoire, Plan-Crépin ? Souvenez-vous de ce que m’a dit Doña Luisa le jour de ma visite : elles sont filles du soleil ! Un culte dont je n’ai pas la moindre idée et que, logiquement, on ne doit guère pratiquer au pays.
— Si l’on étudiait de près nos anciennes traditions, on pourrait avoir des surprises, remarqua la cousine. Certaines croyances, à l’exemple de notre langue, ont leurs racines dans la nuit des temps, bien avant que l’étoile des bergers ne brille sur l’étable de Bethléem. Mais laissons cela ! En résumé, nous pouvons déduire de nos investigations qu’elles ne fréquentent pas l’église.
Durant les trois jours qui suivirent, les tours de veille se succédèrent, depuis l’aube jusqu’à la nuit close. L’instrument d’optique du défunt amiral était d’une qualité rare et permettait de distinguer le château dans ses détails ainsi que la grille d’entrée du vaste jardin clos d’un mur de pierre. Or, on ne put remarquer le moindre mouvement signalant une présence, sinon, par moments, l’une ou l’autre des fenêtres ouverte par une main invisible, preuve qu’à l’évidence il y avait quelqu’un, mais aucune silhouette humaine ne se montra. Personne n’entra, personne ne sortit, fût-ce pour un simple tour dans le parc. Il est vrai que le temps radieux de Pâques laissait place à une période pluvieuse, plus froide aussi, donc peu propice aux promenades. En revanche, les cheminées fumaient paisiblement contre le ciel devenu gris…
— Nous perdons notre temps, conclut dame Prisca. Ils doivent sortir la nuit ! Ne serait-ce que pour vivre. Ce qui m’intrigue, c’est que les commerces du village ferment le soir… Par conséquent, il va falloir aller voir de plus près…
— Et pourquoi pas franchir le mur d’enceinte ? proposa Marie-Angéline dont les narines frémissaient d’excitation. Personnellement je me sens capable de les escalader. Ils ne sont pas si élevés… Et si cousine Prisca avait la gentillesse de me prêter de quoi m’habiller en homme ?
— Tant que vous voudrez ! Mais vous ne pouvez pas y aller seule, on ira ensemble. Vous savez monter à bicyclette, je suppose ?
Un haussement d’épaules lui répondit. Cependant Mme de Sommières émettait une autre idée :
— Comment se fait-il que, depuis que nous avons commencé nos observations, nous n’ayons pas aperçu le jeune Faugier-Lassagne ? Le jour du départ d’Aldo, Adalbert l’a conduit à l’auberge du village en lui recommandant une discrétion absolue mais il a dû au moins aller reconnaître les lieux et un passant inconnu sur une route ne tire pas à conséquence…
— De qui parlez-vous ?
— Du fils naturel du regretté Vauxbrun, qui n’a rien trouvé de mieux que tomber amoureux d’Isabel, lui aussi…
— Comment se fait-il, Amélie, que vous ne me l’ayez pas mentionné et Marie-Angéline non plus ?
— J’avoue qu’au début, j’ai omis sciemment de vous en parler, sachant à quel point vous abominez ce qui touche de près ou de loin à la République…
— Et il est quoi dans la vie ? Député ? Ministre ?
— Bien trop jeune pour cela. Il est substitut du procureur au parquet de Lyon.
Le nez de Mme de Saint-Adour se pinça :
— Quelle horreur ! Un pourvoyeur d’échafaud ! Un héritier de l’infâme Fouquier-Tinville !
— N’exagérons pas ! Vous me semblez retarder quelque peu, ma chère Prisca ! Il s’agit seulement d’un charmant garçon, parfaitement bien élevé par une mère appartenant à la meilleure société lyonnaise, et il est loin d’être un buveur de sang ! Je vous en parle parce que, étant arrivé dans le pays avant nous, il a peut-être du nouveau à nous apprendre. Rien ne vaut un amoureux pour rechercher tous les moyens d’approcher la belle de ses pensées !